Le « dévendeur » de l'ADEME fait trembler notre modèle consumériste

En plein Black Friday, l’ADEME et le Ministère de la Transition écologique ont lancé une campagne de publicité incitant les consommateurs à réfléchir à leurs achats. Une campagne bienvenue qui a déclenché des réactions fortes du secteur marchand et un débat au sein du gouvernement.

La sobriété incarnée par un « dévendeur »

Diffusée durant le black friday et la période des achats de Noël, une campagne de l’ADEME, intitulée « Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter », invite les consommateurs à s’interroger avant d’acheter et propose des alternatives à l’achat impulsif.

La campagne détourne de façon humoristique et décalée la figure commerciale du vendeur, mise en scène par le personnage du « dévendeur ». Incarné par un conseiller qui questionne la nécessité d’acquérir le produit, celui-ci dissuade de simplement acheter neuf un article dont le consommateur n’aurait pas vraiment besoin.

A travers 4 spots conclus par la signature « Parce que les dévendeurs n’existent pas, posons-nous les bonnes questions avant d’acheter », le « dévendeur » permet ainsi d’éviter un achat superflu en orientant vers de la réparation, de la location, de la seconde main, ou encore un non achat.

=> Retrouvez les vidéos des quatre spot en bas de l'article.

Une campagne qui cristallise les tensions idéologiques

Le film (sur le polo) où le consommateur sort du magasin de vêtements sans achat, a attiré les foudres de l’Alliance du commerce et la Confédération des petites et moyennes entreprises, jusqu’à une demande de retrait du spot en question : « Une telle campagne à l’approche des fêtes de Noël est une véritable gifle aux commerçants qui subissent l’inflation de plein fouet et s’inquiètent d’une activité économique qui donne des signes de ralentissement ».

S’en est suivi un moment de tension au sein du Gouvernement. Le Ministre de l’Économie Bruno Le Maire, interrogé à la matinale de France Info, a critiqué la campagne, la jugeant « pas très sympa » et « maladroite » tandis que du côté du Ministère de l’Écologie, Christophe Béchu, tout en concédant une « maladresse », « assumait » et affirmait qu’« aucun des spots ne sera retiré ».

Après quelques heures de confusion durant lesquelles les réseaux sociaux ont relayé un peu trop vite le retrait de la campagne (RMC annoncait son retrait), celle-ci se poursuit et le dévendeur semble bien devoir continuer de sévir jusqu’au 31 décembre au moins, comme initialement prévu.

Ce maintien n’est décidément pas au goût de tous ! L'Alliance du Commerce, l'Union des Industries Textiles et l'Union française des industries Mode et Habillement menacent désormais d’intenter une action en justice pour dénigrement commercial si la campagne n’est pas retirée, tandis que le MEDEF exige tout simplement d’être consulté avant la diffusion des campagnes de l’ADEME, agence au Conseil d’administration de laquelle il réclame désormais de siéger.

Une campagne nécessaire

Le baromètre d’opinion de l’ADEME “Sobriétés et modes de vie” tout récemment publié (novembre 2023) présente deux grands enseignements :

  • Si la sobriété est une notion connotée plutôt positivement et qu’une majorité de Français se montrent critiques vis-à-vis de nos pratiques de consommation, la grande majorité d’entre eux ne semble toutefois pas se reconnaître dans la figure de l’hyper-consommateur, et se sent donc peu concernée par les pratiques de surconsommation

  • Pour autant, les Français semblent prêts à l'idée d’imposer davantage de règles collectives en matière de consommation : produits réparables et solides, interdiction de certains produits, privilège aux filières locales, etc.

C’est face à ce constat que le Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et l’ADEME ont lancé cette campagne de sensibilisation.

Le premier volet, diffusé du 14 novembre au 31 décembre en TV et sur le web, cible les consommateurs pour les faire réfléchir à leurs habitudes de consommation et livrer des conseils et outils pour agir.

Le dispositif est complété par un volet digital pour capter les intentionnistes (consommateurs ayant manifesté une intention d'achat) dans leurs parcours d’achat ainsi qu’un site internet pour accompagner le passage à l’action du consommateur, en mettant à sa disposition plusieurs outils (adresses pour louer ou réparer, tutoriels de réparation, index des labels environnementaux…) : https://epargnonsnosressources.gouv.fr/

D’autres volets, à destination des professionnels et des collectivités locales, devraient être déployés à partir de janvier 2024.

Un singulier mélange des genres

Il est à noter que cette campagne a été réalisée par l'agence de conseil en communication Havas Paris. Au-delà d'appartenir au Groupe Bolloré, empire médiatique « à la sauce extrême droite », l'agence est à l'origine de campagnes de publicité pour KFC, La Française des Jeux ou encore Renault, l’aéroport Charles de Gaulle et Transavia. En rachetant il y a deux ans L'Agence Verte, agence pionnière en communication responsable et d’intérêt général, Havas Paris accède à un portefeuille bien loin des secteurs polluants et nocifs pour la santé.

Faut-il applaudir les créatifs d'Havas qui ont su faire le grand écart pour créer un concept puissant sur le thème de la sobriété ou les blâmer parce qu'ils seront retournés dès le lendemain à leur campagne pour une marque de fast fashion ? Gageons que la dissonance cognitive, à son paroxysme, déclenche des reconversions.

De l'autre côté, on peut se questionner sur l’approche adoptée par l'ADEME pour réaliser l’appel d’offre qui a conduit à choisir Havas. Si l'éco-conception de la campagne a sans nul doute été un critère déterminant, la nature des activités principales du prestataire et l'éthique des affaires n'entrent visiblement pas en ligne de compte.

Un récit positif de déconsommation choisie : enfin !

Cette campagne gouvernementale est une première du genre et deviendra très certainement un cas d’école. Elle porte un changement de modèle de consommation, présentant une consommation responsable qui va au-delà de l’achat d’un produit « écologique », « durable » ou « made in France », s’attachant surtout à une consommation en lien avec les réels besoins. Les enjeux collectifs (la préservation des ressources naturelles, la pollution des eaux, de l'air et des sols, la limitation des émissions de gaz à effet de serre, etc.) sont désormais des facteurs-clé qui remettent en question l'acte d'achat individuel.

Pour la première fois, le gouvernement propose une alternative à l'acte d'achat, faisant ainsi vaciller un pilier fondamental de la politique économique : la consommation. Un affront à la croissance (verte) qui pourrait présager un changement de boussole ?

En tout état de cause, si cette campagne ne fait pas le poids dans le flot continu des publicités commerciales (53 spots quotidiens de la campagne pour 20 000 spots de publicité, soit 0,2 % du temps d’antenne, comme le rappelle le ministre de la transition écologique sur France inter), sa diffusion et son maintien marquent un tournant dans la représentation de la (sur)consommation et la volonté de construire un nouveau récit économique.

Ce récit de dé-consommation choisie, en ne cherchant pas à présenter un produit au consommateur mais à interroger son besoin, est assurément un choix audacieux et courageux, salué et encouragé par de nombreux citoyens sur la toile (le potentiel retrait aura eu l’avantage de produire un bel effet Streisand). 

Parce que consommer mieux n'est pas suffisant et que consommer moins s'avère indispensable, l'ADEME et son « dévendeur » (un métier d’avenir ?) nous emmènent dans un monde où le consommateur est invité  à repenser ses dépenses. De quoi tendre, enfin, vers la transformation écologique de notre société !

Accédez aux vidéos des 4 spots de la campagne de l'ADEME

Sur les pages « Points de vue », le Comité éditorial de Communication et démocratie publie les analyses et opinions de leurs auteurs. Ces contenus alimentent en permanence la réflexion interne de l’association, et l’association considère qu’ils contribuent utilement au débat public sur les enjeux de communication. Ces « points de vue » reflètent les opinions de leurs auteurs et n’engagent pas l’association politiquement.

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