Flash-back : la campagne de lobby 360° de Total en amont de la COP21

Retour sur une campagne publicitaire profondément idéologique pour cibler les leaders d’opinion à la COP 21.

Le 2 octobre 2014, l'entreprise Total lançait la campagne de communication corporate intitulée « Committed To a Better Energy » (CTBE), «  Engagé pour une énergie meilleur » en France. Déployée simultanément dans 24 pays sur une durée de trois ans, armée d'un budget de 150 millions d'euros, cette campagne reposait sur un dispositif plurimédia incluant notamment plusieurs vagues publicitaires. L'analyse détaillée de ce dispositif, à la fois de la stratégie de diffusion et du contenu des messages, montre comment cette campagne sur l'opinion participait à une stratégie d'influence politique sur les négociations climatiques.1

1. L'ensemble de l'analyse ci-dessous est tirée de Le rôle de la communication corporate dans les stratégies de communication et d'influence. Le cas de Total et la campagne « Committed To a Better Energy », Renaud Fossard, Mémoire de Master 2, CELSA, 2016.

Un dispositif de diffusion d'envergure internationale

La campagne publicitaire internationale CBTE constituait pour le géant mondial du pétrole et du gaz, Total, la première prise de parole institutionnelle de cette envergure depuis 2008. Une campagne qualifiée par la voix de son directeur de communication Jacques-Emmanuel Saulnier de «révolutionnaire » depuis le célèbre « Vous ne viendrez plus chez nous par hasard ».2

Réalisée par l'Agence Marcel (Haavas), la campagne s'est répartie en trois vagues successives entre octobre 2014 et décembre 20153. Son médiaplanning, hors norme, a été déployé simultanément dans 24 pays. Il prévoyait de l'affichage dans les aéroports, des spots à la télévision, des encarts dans la presse, des stratégie virales sur internet, avec la distribution suivante : 50 % dans les aéroports, 25 % en ligne, 9 % en affichage, 16 % à la télévision. Dans les médias, les publicités ont été diffusées à travers 80 chaînes de télévision et plus de 230 publications à travers le monde.

La campagne s'est donnée l'ambition de toucher 450 millions de personnes dans le monde dès les six premières semaines de diffusion.4  et selon son site officiel, elle visait « les décisionnaires et les leaders d'opinion »5 . Au fur et mesure des vagues successives, la campagne s'est recentrée sur son coeur de cible, c'est à dire sur un nombre plus limité de pays. Après la première vague, parmi les 24 pays initialement ciblés, seuls quatre pays membres du G20 n'étaient pas inclus.6

Les pays ayant cumulé à la fois l'affichage dans les aéroports, les spots télévisuel et des campagnes d'affichage sont l'Allemagne, le Belgique, les États- Unis, le Brésil, le Royaume-Uni, la France, la Russie, l'Inde et la Chine ; autrement les principales puissances politiques internationales, membres du G7 et membres des BRIC7, y compris sur le thème des négociations climatiques. Les autres pays ciblés jouaient un rôle clé dans le secteur des énergies fossiles (Qatar, Émirats Arabes Unis, Nigéria, Australie).

2. Carole Soussan. « Image : Total à la conquête du monde ». CBNews. 29 septembre 2014

3. La première vague publicitaire a accompagné le lancement de la campagne, du 2 octobre au 29 novembre 2014, avec 20 % du budget initial. La seconde a été déployée au printemps de l'année suivante, du 7 avril au 16 juin 2015, et la troisième était positionnée autour de la COP 21, en démarrant le 1er décembre 2015.

4 Lien vers l'article : https://www.thinkwithgoogle.com/intl/fr-fr/case-study/notoriete-de-marque-total-touche-116m-de-contacts-uniques/

5 Lien vers le document :http://campaign-kit.total.com/fr/campaign

6 En comptant la Belgique, ciblée à Bruxelles, au titre de l'Union Européenne, 20ième membre du G20

7 L'appellation "BRIC", pour Brésil, Russie, Inde, Chine, renvoie au regroupement des premières puissances des pays émergents. En 2011, l'ajout d'un pays du continent africain - jusqu'alors non représenté- avec l'Afrique du Sud donnera l'acronyme actuellement utilisé « BRICS ».

Un film publicitaire au centre du dispositif

Le film publicitaire de la campagne CBTE, décliné en trois versions plus ou moins longues (90,60 et 30 secondes) a été réalisé par Samir Mallal et produit par Carnibird. Il mérite le coup d'oeil. Et il mérite également que l'on s'attarde sur la structure du discours. On analysera ici la version la plus complète de 1,30 mn.

Ce film est basé sur une narration portée par des personnages issus de toutes les régions du monde, représentants pour l'essentiel les salariés de Total, et de manière ponctuelle, des consommateurs ou de simples citoyens. L'intégralité de la vidéo repose sur une succession rapide de vingt-quatre scènes courtes (entre 2 et 5 secondes) représentant des situations de travail dans le secteur de l'énergie. Successivement, leur prise de parole construisent le discours qui s'adresse au public : nous. La structure de ce discours est la suivante : création et déclinaison d'une intrigue, résolution de l'intrigue et positionnement d'un message, déclinaison du message, puis positionnement des acteurs et destinataires du message.

L'intrigue est crée en répétant « ce n'est pas une question de »  sans qu'aucun problématique n'ait pourtant alors été positionnée. Ce n'est pas une question de  « lieu/ température/profondeur/connaissance/ dévouement/ attention/ passion/langage ». Puis, la résolution de l'intrigue s'opère par un déplacement du débat qui permet l'introduction du message central : « en fait la question ne se pose pas, l'énergie doit être meilleure ». A partir de cette injonction, l'entreprise décline ses principaux axes de campagne : « plus sécure/ propre/ efficace/novatrice/ accessible ».

Dans la sémiotique publicitaire, plusieurs messages peuvent cohabiter à différents niveaux, et être explicites ou implicites. Il arrive souvent que le principal message soit implicite : c'est l'éléphant dans la pièce, mais au premier abord, on ne le voit pas. Dans la campagne CBTE, Total a implicitement axé son film de campagne sur le message... de l'absence de débat autour de la question énergétique. Plus précisément, lorsque l'on replace cela dans le contexte du débat politique structurant sur le sujet, le message de Total est celui de l'absence de débat autour de la question de la réduction de la consommation énergétique.

Un nouveau langage institutionnel, savamment calibré

L'évolution du langage institutionnel de Total, entre ses précédentes communication corporate et cette campagne CBTE, nous apporte des clés d'explication sur cette stratégie de message publicitaire de Total.

Dans les éléments de langage synthétiques que l'entreprise a choisi de prioriser, elle positionne comme dans les nouveaux défis auquel elle entend répondre « l'enjeu climatique » mais aussi une demande énergétique croissante, corrélée à l'augmentation de la population mondiale. et positionnée par tant comme incontournable.

Dans la présentation des activités du groupe, le mot « hydrocarbure » a disparu tandis que la ressource gazière est renommée « gaz naturel ». De fait, sur le plan sémiotique, le visuel publicitaire montrant l'activité gazière met clairement en avant un imaginaire proche de la nature. Cette ressource gazière, renommée, est aussi associée à la présentation de l'énergie solaire, elle-même devenue un élément central de la communication institutionnelle puisque Total s'affiche comme « un leader mondial » dans ce secteur.

La nouvelle signature de marque « Oil, natural gaz and solar energy » met sur un pied d'égalité les activités dans l'énergie solaire avec les activités gazières - devenue « naturelles » et finalement avec les activités pétrolières. Le poids archidominant de l'exploitation des énergies fossiles dans le modèle économique de l'entreprise, et notamment de celui du pétrole, devient difficile à percevoir.

Une stratégie de communication corporate éminemment idéologique

Le spot publicitaire, au-delà de la présentation des diverses activités du groupe, transmet un message central, celui de l'absence de débat autour du thème de l'énergie. Et dans la déclinaison des nouvelles priorités du groupe dans l'exploitation de l'énergie, l'enjeu d'une énergie propre est associé à celui de l'efficacité énergétique, qui porte sur l'amélioration environnementale dans les domaines de l'exploitation et la consommation des énergies fossiles. Les activités dans les énergies renouvelables sont, elles, positionnées dans les enjeux d' « innovation ».

En définitive, on observe dans les stratégies de communication de CTBE un ensemble de messages spécifiques :

  • impératif de croissance de l'offre énergétique (absence de débat);
  • rôle incontournable des énergies fossiles dans le modèle énergétique à moyen terme ;
  • rôle central de l'énergie fossile gazière dans la transition énergétique ;
  • rôle quantitativement marginal des énergies renouvelables dans la transition énergétique.

Ces différents messages peuvent être exploités à des fins commerciales, mais leur articulation avec les stratégies d'influence plus directes de l'entreprise, sur les institutions politiques prenant part aux décisions sur la lutte contre le dérèglement climatique, parait assez évident. On comprend dès lors l'intérêt stratégique pour un  grand groupe comme Total, capable d'investissements colossaux dans la communication grand public, de l'engagement d'une campagne de communication corporate de cette envergure. A la lumière de cette analyse, il serait particulièrement intéressant d'entrer plus en détails dans l'évolution récente du nom de l'entreprise, en mai 2021, de « Total » à « Total Énergies ».

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